Le rat de bibliothèque
Je suis une drôle de bébête : c’est que je ne suis pas analphabète ! Je suis même plutôt cultivé pour le rat des champs que j’étais voilà trente ans tout juste. Les deux premières années que j’ai vécu dans mon biotope (environnement, lieu de vie) top, moi, le raton fripon, je les ai passées en compagnie de mes amis les campagnols avec lesquels je batifolais tout le jour. Il m’arrivait aussi de bayer aux corneilles (signifie rêvasser. À rapprocher de béer qui veut dire « bouche bée ») en écoutant les trilles enfiévrés (nom masculin) que lançaient les rossignols entre chien et loup. Mais, dès que les chats-huants bouboulaient, je courais comme un dératé me réfugier dans mon antre enténébré.
Et puis un beau matin, patatras ! Un sentiment ahurissant m’accapara, aussi subit qu’un raz-de-marée. Une idée fixe, une pensée obsédante me taraudait, m’empoisonnait aussi sûrement que de la mort-aux-rats. J’en avais ras le bol de cette vie bucolique, assez de papillonner avec ces machaons (grand papillon aux ailes jaune vif rayées de noir) aux ocelles orangés (tache ronde évoquant un œil), marre de grenouiller avec ces rainettes vraiment bonnes pommes. Je n’adhérais plus à ce monde vaseux où vivotaient nombre de poissons dulçaquicoles (qui vivent en eau douce).
Quelle vie était-ce donc là ? Basta ! Je pliai bagage et, sans un au revoir, rejoignis la ville sur-le-champ.
Et me voici, ici même, locataire de la bibliothèque François-Mitterrand depuis déjà six lustres (période de cinq ans). Comme je fus éclairé de choisir comme pénates personnels (masculin : dieux protecteurs du foyer chez les Romains) cette demeure merveilleuse là à peine inaugurée ! Rendez-vous compte, c’est la taverne d’Ali Baba : je savoure les livres - littéralement. En ai-je boulotté des polars ; des romans à l’eau de rose, en ai-je ingurgité ! Combien d’heures ai-je baguenaudé dans les rayonnages en quête d’un digest œnologique ? Quelle ivresse inouïe j’en ai retirée !
Mais qu’en aucun cas on n’imagine que je suis un ascète ; je connais aussi des délices plus... charnelles. Tiens, je me laisserais bien attraper par cette dame, là-bas, tout absorbée par la dictée : elle a de si charmants yeux... gris souris !
Philippe Dessouliers
Les variantes orthographiques : Raz de marée. Surement. Vivotait. Charnels.
« Le savoir est l’unique fortune que l’on peut entièrement donner sans en rien la diminuer. » Amadou HAMPÂTE BÂ - Écrivain et éthologue malien.
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Le bandeau est une fresque d'Anais Pia de l'Îlot 27 de Pantin - 93500